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« Je vous avouerai bientôt à quel point je dissimule une maladresse native sous un faux air désinvolte et que tout ce qui peut être pris chez moi pour une danse n'est qu'un réflexe instinctif, une manière instinctive de rendre moins risible une interminable chute dans les escaliers. »
« Qui donc avez-vous laissé s'asseoir à votre table ? Un homme sans cadre, sans papiers, sans halte. C’est-à-dire qu'à un apatride vous procurez des papiers d'identité, à un vagabond une halte, à un fantôme un contour, à un inculte le paravent du dictionnaire, un fauteuil à une fatigue, à une main que tout désarme, une épée.
Vous souvenez-vous, Messieurs, d'une farce de Charles Chaplin, qui se coiffe d'un abat-jour et devient lampe pour échapper à la police ? »
« C’est, je suppose, ce genre d'éclat qui m'a rendu digne de votre faveur, et c'est la raison pour laquelle j'aurais honte de jouer les bons élèves puisque c'est, en fin de compte, le mauvais élève qui triomphe. Ce serait mensonge que de changer mon allure et ce serait prétendre vous avoir fait mes dupes, alors qu'aucun de vous ne m'a demandé d'être tel qu'il voudrait que je fusse, mais que vous avez délibérément ouvert vos portes à ce que je suis. »
« Donc, Messieurs, vous adoptez un poète sans craindre qu'on ne vous fasse reproche d'avoir accepté un touche-à-tout, un homme orchestre, un Paganini du violon d'Ingres, formule par laquelle je me suis plu à traduire une idée naïve de notre époque dont la hâte exige des étiquettes et qui consiste à prendre pour touchatouisme cette manière propre au poète de toucher un même objet sous différents angles et éclairages, de telle sorte que seul un regard attentif et venant de l'âme, s'aperçoive qu'il est unique. »
« C'est cet acharnement à n'abandonner un thème qu'après l'avoir retourné en tous sens, c'est cette place fraîche et rebondie qu'on cherche sur l'oreiller lorsque la place où l'on rêvait se creuse et se chauffe, c'est ce soin de remplacer un véhicule dès qu'il se rouille, que nos juges distraits confondent avec une légèreté d'esprit velléitaire, incapables d'approfondir et de tenir en place. »
« Je voulais vous parler de la poésie et je ne sais par quel bout la prendre, comment approcher un monstre d'autant plus dangereux qu'il se présente parfois recouvert de sept voiles. Il captive. Il effraye. Salômé ou Méduse. Une danse ou un regard qui tuent. Dans l'alternative, il s'agit bien de têtes coupées. Au reste, si je ne me trompe, par un des symboles les plus obscurs, de la mythologie, Pégase est fils du sang de la Gorgone. Cheval sauvage et peu commode. Si on le dompte, il ne tarde pas à vider le dompteur, à l'envoyer mordre la poussière.
Messieurs, lorsque j'admire un peintre, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas de la peinture. » Lorsque j'admire un musicien, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas de la musique. » Lorsque j'admire un dramaturge, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas du théâtre. » Lorsque j'admire un sportif, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas du sport. » (C'est ce que j'entendais après chaque match d'A1 Brown.) Et ainsi de suite. Mais alors, demandais-je : « Qu'est-ce que c'est ? » Mon interlocuteur hésite, l'œil dans le vague et murmure : « Je ne sais pas... C'est autre chose. »
J'ai fini par comprendre que cet autre chose était, somme toute, la meilleure définition de la poésie.
Comment, sans qu'il se désintègre, comment sans qu'il s'évanouisse en fumée, mettre la main sur cet enfant des noces profondes de la conscience et de l'inconscience, sur ce « mobile », sans support, qui tremble en l'air au moindre souffle et, cependant, plus solide que le bronze. »
« Je sais bien que je suis mal placé pour tenter l'analyse d'une essence qui échappe à l'analyse et qu'il serait drôle qu'une pauvre plante se mît à disserter d'horticulture. Du reste le rôle vrai des œuvres d'art me semble être fort suspect. N'usent-elles point comme les fleurs de stratagèmes propres à masquer un emploi qui dépasse mystérieusement celui de plaire ou de déplaire. »
« Mots d'enfants, chef-d'oeuvre de l'art, découvertes de la science... De ces noces scandaleuses naissent les admirables monstres de la pensée. »
« Mais, le Malin est-il si malin à la longue ? Et la méchanceté serait-elle preuve d'intelligence ? J'en doute. Je miserais davantage sur la bonté, qu'on a coutume de prendre pour la bêtise. Au reste, nous aurons à revenir sur cette grande confusion. »
« Malheur à moi, je suis nuance ! » — ce cri de Nietzsche est un cri prophétique.
« Malheur à moi, je suis faible, je suis neutraliste, j'hésite en face de l'engagement. » C'est ce que devint, mal comprise, une grande idée de Sartre avec laquelle il matraquait l'absurde tour d'ivoire et (sans oublier l'engagement Baudelairien envers soi-même) versait la troupe de lettres dans le service actif.
« Comprendre mal, c'est hélas, en premier lieu, la faute de la vitesse ou, pour être plus exact, de la hâte. »
« Paradoxalement, ce vocabulaire et ce culte obligent la jeunesse à devenir conservatrice d'anciennes anarchies. J'ai vu des jeunes embrasser si étroitement une idée neuve et courir si vite avec elle, qu'ils ne la sentaient point prendre de l'âge entre leurs bras. Ce culte est un vrai piège pour les jeunes. Le jeune homme marche au bord de la grande route, éclaboussé de boue, de lumières insolentes. Il se ronge de fièvre, de fatigue, de honte. Que faire ? Et il se livre à la pantomime de l'auto-stop. Il monte dans une voiture inconnue. Il adopte une vitesse inconnue. Imitant la phrase du roi de l'égocentrisme, il pense : « J'ai failli attendre. » Et il ajoute : « Je suis sauvé. » Il est perdu. »
« Ils m'évoquent ce pêcheur du conte arabe qui tient un génie prisonnier dans une jarre. Le génie a beau lui promettre la fortune, il refuse. Non qu'il redoute que le génie ne tienne pas ses promesses, mais par la crainte modeste de perdre la tête et de mal employer son trésor.
La jarre reste close. Le pêcheur reste pauvre. Le génie reste captif. Nul ne s'en doute. Mais le génie est là. »
« J’ai, Messieurs, grande crainte des personnes qui ne savent pas rire. J'ai toujours aimé ces fou-rires qui montrent l'âme grande ouverte. Je ferme les yeux. J'entends des fou-rires. Un arbre secoué par le rire lâche ses fruits et ses oiseaux. »
Dans la réponse de Maurois à Cocteau :
« Monsieur,
Vous avez souvent cherché au cirque une école de travail, de force discrète et de courage. Vous aviez raison. Les acrobates sont les plus sérieux des artistes, car la corde raide ne ment pas, ni le trapèze. À vous voir jongler sous cette coupole, au sommet de votre pile de chaises, nous avons eu, par instant, le vertige. Mais vos dangereux et brillants exercices se sont, comme il convient, terminés par un salut et par un sourire. « Le tact de l'audace, avez-vous écrit, c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin. » Tout en allant aujourd'hui assez loin pour demeurer fidèle à vous-même, vous avez su rester en deçà de ce qui nous eût effarouchés. Votre discours s'inscrit, sans la déformer, dans la courbe de votre vie. En devenant académicien, vous n'êtes pas devenu académique. »